3.
Une morne pluie d’hiver s’abattait sur San Francisco, inondant les rues escarpées de Nob Hill et voilant de brume son étrange juxtaposition de bâtiments : la grise et fantomatique façade de la cathédrale Grâce, les imposants immeubles en stuc, les hautes tours modernes s’élevant au-dessus du vieil hôtel Fairmont. Le ciel s’assombrissait rapidement et la circulation, à 5 heures de l’après-midi, était pire que jamais.
Le Dr Samuel Larkin passa lentement devant l’ancien hôtel Mark Hopkins, prit California Street et s’impatienta derrière un tramway bondé, en s’émerveillant de la persévérance des touristes trempés qui s’y accrochaient en grappes dans le noir et le froid. Il fit bien attention à ne pas déraper sur les rails mouillés et doubla le tram au démarrage quand le feu passa au vert.
Il commença à descendre en direction de Market Street, passa l’exotique portail en bois de Chinatown. Cet endroit, qu’il avait toujours trouvé plutôt effrayant mais vraiment beau, lui rappelait ses premières années dans cette ville. À l’époque, on pouvait prendre sans difficulté le tram pour aller travailler et Top of the Mark était le point le plus élevé de la ville puisqu’il n’y avait pas encore tous ces gratte-ciel.
Comment Rowan Mayfair avait-elle pu quitter un endroit pareil ? Il connaissait mal La Nouvelle-Orléans, n’y étant allé que deux ou trois fois. Mais, pour quelqu’un comme Rowan, partir là-bas revenait à s’exiler en province. Enfin. De toute façon, ce n’était pas le point le plus étonnant dans l’histoire de Rowan.
Il faillit manquer l’entrée discrète du Keplinger Institute, vira en catastrophe, descendit un peu trop vite la rampe d’accès et se retrouva dans l’obscurité du garage souterrain. Il était 5 h 10 de l’après-midi et son avion pour La Nouvelle-Orléans décollait à 8 h 30. Plus un moment à perdre.
Il montra sa carte au gardien qui téléphona pour les vérifications d’usage puis le laissa passer avec un hochement de tête.
Devant l’ascenseur, il déclina à nouveau son identité, à la demande d’une voix de femme qui sortait d’un petit haut-parleur près d’une caméra vidéo. Lark détestait être vu sans savoir par qui.
L’ascenseur l’amena sans un bruit au laboratoire de Mitchell Flanagan situé au quinzième étage. Il trouva la bonne porte en quelques secondes, aperçut de la lumière derrière le verre dépoli et frappa fort.
— C’est Lark, répondit-il à un murmure venant de l’autre côté.
Mitchell Flanagan n’avait pas changé. La vue basse et l’air parfaitement incompétent, il jeta un coup d’œil sur Lark à travers ses épaisses lunettes cerclées. La crinière jaune lui faisant office de cheveux ressemblait plutôt à une perruque pour épouvantail et sa blouse blanche était poussiéreuse mais miraculeusement immaculée.
Le génie préféré de Rowan, songea Lark avec un pincement de cœur. Moi, j’étais son chirurgien préféré, alors pourquoi suis-je aussi jaloux ? Son béguin pour Rowan Mayfair le faisait toujours souffrir. Elle était partie se marier dans le Sud et se trouvait visiblement dans quelque épouvantable situation d’ordre médical. Il aurait bien voulu coucher avec elle mais n’y était jamais parvenu.
— Entrez, dit Mitch.
On sentait bien qu’il résistait à l’envie de l’entraîner sans attendre vers le couloir, où des filets de minuscules lumières blanches soulignaient doucement le plafond et le sol.
Cet endroit pourrait me rendre fou songea Lark. On dirait que chaque porte dissimule des êtres humains enfermés dans des cages aseptisées.
Mitch le fit passer devant les nombreuses portes d’acier derrière lesquelles se faisaient entendre divers bruits électroniques.
Lark n’avait jamais osé demander à être introduit dans ce sanctuaire. La recherche génétique était tout ce qu’il y avait de plus secret à Keplinger, même pour la communauté médicale. Rowan Mayfair, ou la famille Mayfair, avait dû payer à prix d’or cet entretien avec Flanagan.
Mitchell le fit entrer dans un grand bureau dont les immenses fenêtres donnaient sur les immeubles de Lower California Street et dominaient Bay Bridge. Des rideaux très fins ressemblant plutôt à des moustiquaires étaient fixés aux longues tringles de chrome des fenêtres.
Sur un côté du grand bureau d’acajou s’élevait un mur d’écrans d’ordinateur. Mitchell prit place dans le fauteuil à haut dossier et fit signe à Lark de s’asseoir sur la chaise tapissée de soie bordeaux, de l’autre côté du bureau. Le reste du mobilier était vaguement oriental. Oriental ou sans style du tout.
Sous les fenêtres étaient alignées d’interminables rangées de tiroirs, dont chacun possédait une serrure à code numérique. Les murs étaient sombres et le tapis était de la même couleur bordeaux que les chaises, de sorte que celles-ci se fondaient presque dans le décor.
Le dessus du bureau était blanc. Derrière la crinière d’épouvantail de Mitchell était accrochée une grande toile abstraite qui faisait penser à un spermatozoïde nageant vers un œuf fécondé. Les couleurs, bleu de cobalt, orange et vert vif, étaient toutefois très belles. On aurait dit l’œuvre d’un peintre haïtien, qui serait tombé par hasard sur un dessin de sperme et d’ovule dans une revue scientifique et l’aurait choisi pour modèle sans savoir ce qu’il représentait.
Le bureau et le Keplinger Institute empestaient l’argent. Lark trouvait rassurant que Mitch ait un air négligé, voire sale, et incapable. C’était un savant fou qui ne faisait aucun effort de présentation. Il ne s’était pas rasé depuis au moins deux jours.
— Je suis bigrement content de vous voir, dit-il. J’ai cru devenir dingue. Vous m’avez balancé ce truc il y a deux semaines sans aucune autre explication que le fait qu’il venait de Rowan Mayfair et que je devais l’examiner sous toutes les coutures…
— Vous l’avez fait ? demanda Lark.
Il commença à déboutonner son imperméable puis changea d’avis. Il posa sa mallette par terre. Elle contenait un magnétophone mais il n’avait pas envie de s’en servir. Cela l’inhiberait sûrement et risquerait d’effrayer Mitchell.
— Qu’est-ce que vous voulez que je fasse en deux semaines ? Il faut quinze ans pour établir un génotype humain, vous êtes au courant ?
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire ? Ce n’est pas une interview pour le rédacteur scientifique du New York Times. Allez droit au but.
— Qu’est-ce qu’il vous faut ? Une image en trois dimensions et en couleurs ? demanda Mitchell en gesticulant vers l’ordinateur.
— Parlez d’abord. Je n’ai aucune confiance dans les simulations informatiques.
— Bon, avant de commencer, je dois vous dire qu’il me faut davantage de spécimens. Je veux plus de sang, plus de tissu et tout le reste. Ma secrétaire a appelé votre bureau tous les jours à ce sujet. Pourquoi ne m’avez-vous pas rappelé ?
— Je ne peux rien me procurer de plus.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Vous avez les seuls échantillons en ma possession et les seules données qui m’ont été communiquées. Il y a autre chose à New York… mais nous verrons cela plus tard. Toujours est-il que vous n’aurez pas plus de sang, de tissu, de liquide amniotique ou quoi que ce soit. Vous avez tout ce que Rowan Mayfair m’a envoyé.
— Alors, je veux lui parler.
— Impossible.
— Pourquoi ?
— Ça vous ennuierait d’éteindre cette lumière fluorescente là-haut ? Je vais devenir fou. Vous n’avez pas une simple lampe normale dans cette somptueuse pièce ?
Mitchell eut l’air désemparé. Il s’enfonça dans son siège comme si on l’avait poussé. Pendant un instant, il sembla ne pas avoir compris les paroles de Lark, puis il dit : « Oh oui ! » et pressa des boutons sous le rebord de son bureau. La lumière du plafond s’éteignit soudain et deux petites lampes agréables s’allumèrent sur le bureau. Le buvard vert sombre du sous-main en cuir, que Lark n’avait pas encore remarqué, eut l’air de prendre vie.
— Voilà qui est mieux, dit-il. Je déteste ce genre de lumière. Maintenant, dites-moi tout ce que vous savez.
— Avant, vous devez me dire pourquoi je ne peux pas parler à Rowan Mayfair et pourquoi je ne peux pas obtenir plus de données. Pourquoi ne pas m’avoir envoyé des photos de cette créature ? Je dois parler à Rowan…
— Personne ne sait où elle est. J’ai essayé pendant des semaines et sa famille est à sa recherche depuis Noël, jour où elle a disparu. J’ai un avion à 8 h 30 ce soir pour rencontrer sa famille à La Nouvelle-Orléans. Je suis le dernier à avoir eu de ses nouvelles. Son coup de téléphone d’il y a deux semaines est la seule preuve qu’elle soit en vie. Le coup de téléphone, puis les spécimens. Quand j’ai pris contact avec sa famille pour obtenir des fonds, selon ses instructions, on m’a appris sa disparition. On ne l’a vue qu’une fois depuis Noël, dans un village écossais du nom de Donnelaith.
— Et le coursier qui a livré les spécimens ? Où en a-t-il pris livraison ? Vous avez cherché de ce côté ?
— Peine perdue. Le paquet a été remis au coursier par le concierge d’un hôtel de Genève. C’est une cliente qui le lui a laissé. Elle correspond à la description de Rowan mais rien ne prouve qu’elle soit descendue dans cet hôtel. En tout cas, pas sous son vrai nom. Tout s’est passé dans le plus grand secret. La femme a indiqué au concierge l’adresse de destination du paquet plusieurs jours avant la date d’enlèvement. Ses proches ont fait une enquête approfondie, vous pouvez me croire. Ils remuent ciel et terre pour la retrouver. Quand je les ai appelés pour leur dire qu’elle m’avait contacté, j’ai cru qu’ils allaient devenir cinglés. C’est pourquoi je vais là-bas. Ils veulent me voir et je suis heureux de faire ça pour eux. Mais ils ont loué les services de détectives à Genève. Aucune trace de Rowan. Et, croyez-moi, quand cette famille ne parvient pas à retrouver quelqu’un, c’est que cette personne est introuvable.
— C’est-à-dire ?
— L’argent. L’argent des Mayfair. Vous avez certainement entendu parler du projet de Rowan, Mayfair Médical ? Maintenant, à votre tour, Mitch. C’est quoi, ces échantillons ? Je dois absolument attraper cet avion.
Mitchell Flanagan s’absorba un instant dans ses pensées. Il croisa les bras, ôta ses lunettes, regarda dans le vide, puis remit ses lunettes comme s’il ne pouvait pas réfléchir sans les avoir sur le nez. Il fixa Lark de ses yeux de taupe.
— D’accord, admettons que vous dites vrai… Cette créature n’est pas un homo sapiens. C’est un primate, un mammifère mâle qui possède un système immunitaire incroyable. Les derniers tests semblent indiquer qu’il est arrivé à son stade de maturité mais ce n’est pas tout à fait certain. Il a une façon étonnante d’utiliser les minéraux et les protéines. Une histoire d’os. Son cerveau est énorme. Mais il se peut qu’il ait des faiblesses très importantes. Il me reste d’autres tests à faire.
— Faites-m’en une description.
— Selon les rayons X, je dirais qu’il pèse soixante-dix kilos au moins et, à l’issue des derniers tests, en janvier, il mesurait un mètre quatre-vingt-dix-huit. Il a énormément grandi entre les premiers rayons X du 28 décembre à Paris et ceux au 5 janvier à Berlin. Mais il n’y a eu aucun changement entre le 5 et le 27 janvier. Sa taille n’a pas bougé. C’est pourquoi je dis qu’il a atteint sa maturité. Le crâne n’est pas complètement développé mais c’est peut-être son développement maximal.
— De combien a-t-il grandi entre décembre et janvier ?
— De sept centimètres, surtout des cuisses, un peu des avant-bras et à peine des doigts. Au fait, ses mains sont particulièrement longues. La tête a légèrement grossi. Elle est plus grosse qu’une tête normale, mais pas suffisamment pour attirer l’attention. Si vous voulez, je vous montre sur l’ordinateur de quoi il a l’air, comment il évolue…
— Non. Quoi d’autre ?
— Ça ne vous suffit pas ? Lark, il faut que vous m’expliquiez. Où ont été effectués ces tests ? Les éléments viennent de cliniques européennes. Qui les a faits ?
— Rowan, d’après nous. La famille a fait son enquête mais, dans les cliniques, personne n’a rien remarqué. Rowan a dû y entrer à l’insu de tout le monde avec cette créature et lui faire passer des radios. Ils sont ressortis avant qu’on s’aperçoive qu’un médecin non autorisé était dans les lieux et que son compagnon n’était pas un patient. À Berlin, personne ne se souvient l’avoir vue. Seules la date et l’heure inscrites sur les radios par l’ordinateur confirment sa présence là-bas. Même chose pour les scanners du cerveau, l’électrocardiogramme et le test de résistance au thallium. À Genève, elle est entrée dans la clinique et a donné ses instructions au laboratoire. Pour des raisons évidentes – sa blouse blanche, son ton autoritaire et sa maîtrise de l’allemand – personne ne lui a posé aucune question. Elle est partie avec les résultats.
— Ça n’a pas l’air d’avoir été difficile.
— Effectivement. Vous vous rappelez Rowan. Qui se permettrait de la questionner ?
— Bien sûr.
— À propos, les gens qui l’ont vue à Paris s’en souviennent très bien mais ils n’ont pas pu nous aider à la retrouver. Ils ignorent d’où elle venait et où elle allait. Quant à son compagnon, il était « grand, mince, avec des cheveux longs et un chapeau ».
— Des cheveux longs ? Vous êtes sûr ?
— C’est une femme qui l’a dit aux détectives, à Paris. Quand Rowan a été vue à Donnelaith, c’était aussi en compagnie d’un homme grand et mince qui avait de longs cheveux noirs.
— Et vous n’avez plus aucune nouvelle depuis la veille du jour où elle vous a envoyé tout ça ?
— Exact. Elle a dit qu’elle redonnerait signe de vie dès qu’elle le pourrait.
— Et le coup de fil ? Vous l’avez enregistré ? A-t-elle appelé en PCV ?
— Elle m’a dit se trouver à Genève. Pour le reste, vous le savez déjà. Elle tenait absolument à ce que j’aie ces échantillons. Elle allait essayer de me les faire parvenir avant le matin et je devais vous les apporter. Elle a précisé que c’était elle qui avait mis au monde cette créature et qu’il y avait du liquide amniotique dans les morceaux de tissu. Et elle joignait son propre sang, des crachats et des cheveux pour qu’on les analyse. J’espère que vous l’avez fait ?
— Vous pensez bien !
— Comment a-t-elle mis au monde une créature qui n’est pas humaine ? Je veux tout ce que vous avez découvert, même ce qui est aléatoire ou contradictoire. Je dois expliquer tout ça à la famille dès demain. Et à moi-même, pour commencer.
Mitch mit sa main droite sur sa bouche pour réprimer un toussotement et se racla la gorge.
— Comme je l’ai dit, ce n’est pas un homo sapiens. Il lui ressemble mais sa peau est bien plus plastique, comme celle des fœtus humains. Apparemment, il devrait conserver cette plasticité, mais seul l’avenir pourra le confirmer. Le crâne semble malléable, comme celui d’un nourrisson. C’est peut-être sa texture définitive mais, là encore, comment savoir ? Au moment des rayons X, il avait toujours sa fontanelle, ce qui laisse entendre qu’elle est peut-être aussi définitive.
— Seigneur ! s’exclama Lark en touchant son crâne.
Les fontanelles des bébés l’avaient toujours mis mal à l’aise. Mais il n’avait pas d’enfant. Manifestement, les mères s’habituaient au fait que leurs enfants aient des trous membraneux sur le crâne.
— Ce n’était pas un fœtus classique, reprit Mitch. Les cellules du liquide amniotique montrent qu’à sa naissance il était un homme adulte parfaitement développé mais de petit format. Il est probable que, après l’expulsion, son étonnante élasticité lui ait permis de se déployer et de se mettre à marcher près de sa mère, à la façon d’un poulain qui vient de naître.
— Une mutation totale, dit Lark.
— Non, effacez ce mot de votre esprit. Il ne s’agit pas d’une mutation mais du produit d’un processus d’évolution différent et complexe. Le produit final de toute une série de mutations dues au hasard et de choix au cours de plusieurs millions d’années. Si la mère n’était pas Rowan Mayfair, et les échantillons prouvent que c’est bien elle, j’en conclurais que nous sommes en présence d’une créature s’étant développée dans un isolement complet, sur un continent inconnu, bien avant l’homo erectus ou l’homo sapiens, et dotée d’un héritage génétique provenant d’une multitude d’autres espèces et que l’être humain ne possède pas.
— D’autres espèces ?
— Parfaitement. Cette créature a connu sa propre évolution. Elle ne nous est pas totalement étrangère puisqu’elle provient de la même souche originelle que nous, mais son ADN est bien plus complexe. Mise à plat, sa double chaîne spiralée serait deux fois plus longue que celle d’un être humain. La créature a conservé toutes sortes de similarités avec les formes de vie inférieures que les humains n’ont plus. Le problème est que je viens seulement d’entamer la décomposition du processus.
— Vous ne pouvez pas faire plus vite ?
— Lark, ce n’est pas seulement une question de rapidité. Nous commençons tout juste à comprendre le génome humain, à différencier le gène dit « normal » du gène dit « sauvage ». Comment pourrions-nous décomposer le génotype de cette chose ? Il possède quatre-vingt-douze chromosomes, au fait, soit le double du nombre de chromosomes de l’être humain. La constitution de ses membranes cellulaires est manifestement très différente de la nôtre. C’est tout ce que je peux dire puisque la science ne sait déjà pas grand-chose sur nos propres membranes cellulaires. Cela résume d’ailleurs bien tout ce que j’ai découvert : les limites de mes connaissances sur cette créature sont les mêmes que celles de mes connaissances sur l’être humain.
— Je ne comprends toujours pas pourquoi il ne peut pas être un mutant.
— Lark, cela dépasse complètement le domaine de la mutation. C’est un être très organisé et complet. Il ne résulte pas d’un accident génétique et son développement est fantastique. Pensez en termes de pourcentage de similarité chromosomique. L’homme et le chimpanzé sont semblables à quatre-vingt-dix pour cent et cette chose est semblable à l’homme à quarante pour cent tout au plus. J’ai effectué des tests immunologiques simples sur son sang. Ils révèlent qu’il s’est détaché de la race humaine il y a trois millions d’années. S’il y a jamais été rattaché, d’ailleurs, ce que je ne crois pas. Je pense qu’il faisait partie d’une autre généalogie.
— Mais comment Rowan peut-elle en être la mère ?
— La réponse est étonnante de simplicité : Rowan possède elle aussi quatre-vingt-douze chromosomes, le même nombre d’exons et d’introns. Le sang, le liquide amniotique et les tissus qu’elle a envoyés le confirment. Je suis certain qu’elle était parvenue à cette conclusion.
— Et son dossier médical ? Personne ne s’est jamais aperçu qu’elle avait le double de chromosomes d’un être humain normal ?
— J’ai vérifié les résultats de son dernier bilan de santé à l’hôpital universitaire. Rien n’indique que ses chromosomes supplémentaires aient été autres que dormants. Personne ne les a jamais remarqués parce que personne n’a jamais fait son empreinte génétique. Qui et pour quoi faire ? Rowan n’a jamais été une seule fois malade dans sa vie.
— Mais quelqu’un…
— Lark, les recherches sur l’ADN n’en sont qu’à leurs balbutiements et certaines personnes sont strictement opposées à la pratique des empreintes. Dans le monde entier, des millions de médecins n’ont aucune idée de ce qui se passe dans leurs propres gènes. Certains d’entre nous ne veulent pas le savoir. Moi, par exemple. Mon grand-père est mort de chorée de Huntington. Mes Frères et moi ne voulons pas savoir si nous en portons le gène. Un jour ou l’autre, je passerai des tests, mais pas maintenant. La recherche génétique en est encore à un stade rudimentaire. Si cette créature était apparue il y a vingt ans, elle aurait pu passer pour humaine.
— Ainsi, vous affirmez que Rowan n’est pas un être humain ?
— Non, elle est humaine. Comme je vous l’expliquais, tous les tests effectués au cours de sa vie étaient normaux. Son dossier pédiatrique, sa courbe de croissance, tout était normal. On peut en conclure que ses chromosomes supplémentaires n’ont jamais eu aucun effet au cours de son développement… jusqu’à ce qu’elle soit enceinte.
— Et ensuite ?
— Je suppose que la conception a déclenché plusieurs réactions chimiques complexes en elle, ce qui explique pourquoi le liquide amniotique est plein de toutes sortes de nutriments, protéines et acides aminés. Et le lait maternel ? Il est d’une densité et d’une composition anormales. Mais il va me falloir des mois, voire des années, pour analyser tout ça. De plus, nous avons affaire à un type de placenta tout à fait nouveau et j’ai à peine de quoi commencer mes recherches.
— Rowan était donc normale mais elle portait une série de gènes apparemment inutiles. Au moment de la conception, ces gènes se sont réveillés pour entreprendre un processus ignoré.
— Oui. Le génome humain normal a fonctionné en permanence en elle mais ses gènes supplémentaires se sont mélangés à la double hélice, comme attendant un déclic pour faire fonctionner leur ADN.
— Avez-vous réussi à cloner cet ADN ?
— Oui, mais malgré la vitesse à laquelle ces cellules se multiplient il faudra du temps. Du reste, j’ai oublié de vous parler d’un autre aspect étrange de ces cellules. Elles résistent à tous les virus que je leur ai inoculés et à toutes les souches de bactérie. Mais elles sont aussi extrêmement élastiques. Tout est dans la membrane, comme je vous l’ai dit. Ce n’est pas une membrane humaine. Et quand ces cellules meurent, dans un contexte de chaleur ou de froid intenses, elles ont tendance à ne laisser aucun résidu.
— Elles disparaissent ?
— Elles se contractent, du moins. S’il en a existé d’autres de cette sorte sur terre, elles n’ont laissé aucune forme fossilisée, pour la bonne raison que les restes se contractent et se désintègrent bien plus rapidement que ceux des humains.
— Une forme fossilisée ? Mais qu’est-ce que ça vient faire là-dedans ? À l’instant, vous me parliez d’un monstre et…
— Non, c’est tout sauf un monstre. C’est une espèce différente de primate placentaire qui possède d’énormes avantages : apparemment, ses propres enzymes le dissolvent au moment de la mort. Quant aux os, c’est encore autre chose. Ils semblent ne pas s’être calcifiés, mais je n’en suis pas certain. J’aimerais avoir toute une équipe là-dessus, tout l’institut, même.
— Ce truc est-il compatible avec notre propre ADN ? Je veux dire, peut-on le fragmenter et combiner… ?
— Vous alors, les chirurgiens, vous en avez de bonnes ! Une similarité de quarante pour cent n’est pas suffisante. On ne peut pas croiser des rats avec des singes, Lark. De plus, il se produit une réaction très violente qui pourrait provenir du fait que l’ADN de la créature donne des instructions génétiques bien trop contradictoires, ou Dieu sait quoi ! En tout cas, je n’ai pas réussi à les cultiver avec des cellules humaines. Mais ça ne veut pas dire que ce soit infaisable. Cette chose est peut-être apparue à cause de mutations répétées et très rapides à l’intérieur des nucléotides d’un gène donné.
— Stop ! Je ne vous suis pas. Comme vous l’avez dit, je suis chirurgien.
— J’ai toujours su que vous ne saviez pas vraiment ce que vous faisiez, vous autres.
— Mitch, si nous savions ce que nous faisons, comment pourrions-nous le faire ? Quand vous aurez besoin de nous, et priez pour que cela n’arrive jamais, vous bénirez notre ignorance, notre sens de l’humour et nos nerfs d’acier. Bon… cette créature… peut-elle se reproduire avec un être humain ?
— Un être humain comme Rowan, oui, avec quarante-six chromosomes dormants. C’est pourquoi nous devons absolument contacter Rowan et lui faire passer tous les tests possibles et imaginables.
— Cette créature pourrait donc se reproduire avec Rowan ?
— Avec sa mère ? Oui. Sans doute. Mais je pense qu’elle n’est pas assez folle pour faire ça.
— Elle a dit que la créature l’avait déjà fécondée mais qu’elle avait perdu l’embryon et qu’elle craignait d’avoir été à nouveau fécondée.
— Elle vous a dit ça ?
— Oui. Et je dois décider si je l’annonce ou non à la famille, cette fameuse famille Mayfair qui s’apprête à fonder le plus grand centre de neurochirurgie et de recherches des Etats-Unis.
— Oui. Le grand rêve de Rowan. Mais revenons à la famille. Combien sont-ils ? Rowan a-t-elle des frères et sœurs sur lesquels nous pourrions réaliser des tests ? Et sa mère ? Est-elle en vie ? Et son père ?
— Il n’y ni frère ni sœur. Le père et la mère sont morts. Mais il y a de très nombreux cousins chez lesquels la consanguinité est courante. À une époque, elle était même délibérée, et ils n’en sont pas vraiment fiers. Ils refusent tout test génétique.
— Mais il se peut que d’autres membres de la famille portent ces chromosomes supplémentaires ! Et le père de la créature, l’homme qui a fécondé Rowan ! Il doit forcément les avoir, ces quatre-vingt-douze chromosomes.
— Vous croyez ? C’est son mari. Vous êtes certain ?
— Absolument certain.
— Nous y reviendrons dans un instant. Il y a une foule de données sur lui. Mais parlez-moi d’abord du cerveau de la créature. Qu’avez-vous découvert sur les scanographies ?
— Il fait une fois et demie la taille du cerveau humain. Cette croissance phénoménale s’est produite au niveau des lobes frontaux, pendant l’intervalle entre les scanners de Paris et de Berlin. Je présume qu’il possède d’immenses capacités linguistiques et verbales. Mais c’est une hypothèse. Son audition a quelque chose de très complexe : tout indique qu’il pourrait entendre des sons inaudibles pour l’homme. C’est un point très important. De même que son odorat est extrêmement développé ou, en tout cas, devrait l’être. Vous savez ce qu’il y a de plus merveilleux dans cette créature ? C’est que son phénotype est très semblable aux autres. Il a évolué d’une façon totalement différente qui a nécessité trois fois plus de protéines et il a produit son propre type de lactase, une forme bien plus acide que la normale. Et, malgré tout ça, son aspect n’est pas très différent du nôtre.
— En résumé ?
— Je ne sais pas. Mais revenons à l’homme qui a fécondé Rowan. Que savons-nous de lui ?
— Tout ce que nous voulons. Il a vécu à San Francisco et il était connu avant d’épouser Rowan. L’hôpital général de San Francisco lui a fait subir tous les tests possibles. À La Nouvelle-Orléans, il a juste fait un infarctus. On peut se procurer sans délai son dossier médical. Nous pourrions le faire sans son autorisation mais nous préférons la lui demander. S’il a les quatre-vingt-douze chromosomes…
— Il les a forcément.
— Mais Rowan a parlé d’un facteur externe. Elle a dit que le père était normal, et a même précisé qu’elle l’aimait. C’était son mari. Et puis elle a eu l’air bouleversée, au téléphone, et elle a mis fin à la conversation en me disant de demander de l’argent à sa famille. Et elle a raccroché. Je me demande si on n’a pas plutôt été coupés.
— Ah, ça y est ! Je sais qui est cet homme. On en a beaucoup parlé ici. C’est celui que Rowan a repêché dans la mer.
— Oui, Michael Curry.
— C’est ça, Curry. Le type qui est ressuscité des morts avec un pouvoir dans ses mains. Nous voulions lui faire passer des tests et j’ai même essayé de joindre Rowan. J’ai lu des articles sur lui dans les journaux.
— C’est bien lui.
— Il est parti à La Nouvelle-Orléans avec elle.
— C’est à peu près ça.
— Et ils se sont mariés.
— Exact.
— Un don parapsychique. Vous vous rendez compte ?
— Rowan avait aussi une sorte de don. J’ai toujours cru qu’elle était un grand neurochirurgien mais des gens ne cessaient de dire qu’elle possédait un don de guérison et de diagnostic ou je ne sais quoi. Et qu’entendez-vous par don parapsychique ?
— Rien à voir avec le vaudou. Je pense aux marqueurs génétiques. Ce don pourrait être lié aux quatre-vingt-douze chromosomes. Si seulement nous avions des dossiers sur les parents de ces gens ! Il faut à tout prix persuader la famille de passer des tests.
— Difficile. Ils sont au courant des études génétiques menées sur les amish et ont entendu parler des travaux des mormons à Sait Lake City. Leur consanguinité est une source d’embarras pour eux, même s’ils continuent à la pratiquer.
— Il faut absolument qu’ils coopèrent. C’est vital. Et le mari, on peut obtenir tout de suite son dossier ?
— Je vais le lui demander. Il vaut mieux faire ça dans les règles. Mais il se trouve à l’hôpital de San Francisco et rien ne vous empêche de passer un coup de fil dès que je serai parti. Curry a accepté qu’on l’examine. Il voulait savoir d’où lui venait ce don dans les mains. Si vous arrivez à le joindre, il sera peut-être d’accord pour que vous lui fassiez subir des tests. Les médias l’ont quasiment obligé à se terrer, à l’époque. Il avait des visions et savait plein de choses sur des gens qu’il ne connaissait pas. Je crois qu’il a fini par porter des gants pour ne plus voir les images qui affluaient dans sa tête.
— Oui, oui. J’ai suivi ça de très près, dit Mitch.
Il s’arrêta, comme bloqué, puis ouvrit le tiroir de son bureau et en sortit une chemise cartonnée couverte de notes. Il sortit un stylo de sa poche et se mit à gribouiller un message quasiment indéchiffrable en marmonnant tout bas.
Lark attendit un peu avant de reprendre :
— Rowan a parlé d’interférence à la naissance de la créature. Une interférence chimique ou thermique, je crois. Mais elle ne s’en est pas expliquée.
— Eh bien, dit Mitch en continuant à griffonner, de toute évidence, il s’est produit une activité thermique ainsi qu’une activité chimique énorme. Les bouts de chiffons contenaient un autre type de fluide, une sorte de colostrum, ce liquide sécrété par la poitrine des femmes qui viennent d’accoucher. Mais celui-ci est bien plus dense, acide et rempli de nutriments. Et sa composition est toute différente : il contient plus de lactase. Pour en revenir à votre question, oui, il y a eu interférence mais il est difficile d’établir d’où elle provient.
— Pourrait-elle être psychique ?
— Bien entendu. Vous savez aussi bien que moi qu’on peut mesurer la chaleur émanant des mains de gens doués de ce qu’on appelle un pouvoir de guérison. Oui, ce pourrait être psychique. Mon Dieu, Lark, il faut absolument que je trouve Rowan et cette créature. Il le faut. Je ne peux pas rester assis à…
— C’est justement ce qu’on vous demande. Vous restez assis, ici, avec les spécimens et vous veillez à ce qu’il ne leur arrive rien. Continuez à cloner l’ADN et à l’analyser sous toutes les coutures. Je vous appellerai demain de La Nouvelle-Orléans, dès que j’aurai l’autorisation de Michael Curry pour ses prélèvements sanguins.
Lark se leva en serrant fermement la poignée de sa mallette.
— Attendez, dit Mitch. Vous avez parlé d’autres éléments à New York.
— Ah oui ! New York. Lorsque Rowan a donné naissance à cette créature, le jour de Noël, il y a eu une effusion de sang. Et puis elle a disparu. Le médecin légiste de La Nouvelle-Orléans a effectué une expertise médico-légale et a tout envoyé à l’International Genome, à New York.
— Seigneur ! Mais ils sont complètement fous !
— À ma connaissance, personne n’a encore assemblé toutes les pièces du puzzle. Jusqu’à présent, la famille a obtenu des rapports corroborant vos propres découvertes : une anomalie génétique chez la mère et l’enfant, d’énormes quantités d’hormones de croissance humaines, différentes enzymes… Mais vous avez une longueur d’avance sur eux : vous avez les radios et les scanners des os.
— Et la famille ?
— Elle a eu la preuve que j’avais parlé personnellement à Rowan, grâce à une sorte de code que je devais transmettre à la famille pour obtenir des fonds. Ce sont des gens très coopérants, qui feraient n’importe quoi pour retrouver Rowan. Ils seront à la descente d’avion. À propos, il est temps que j’y aille.
Mitch contourna en hâte le bureau et suivit Lark dans le couloir.
— Mais qu’ont-ils à New York que je n’ai pas ?
— Ils ont bien moins que vous, à l’exception d’une chose : un morceau de placenta.
— Il me le faut.
— Vous l’aurez. La famille vous le donnera. Je vous répète qu’à New York personne n’en connaît aussi long que vous. Mais un autre groupe de gens est impliqué.
— C’est-à-dire ?
Lark s’arrêta devant la porte du couloir et posa la main sur le bouton.
— Rowan avait des amis appartenant à une organisation appelée le Talamasca. Ils font des recherches historiques. Eux aussi ont pris des échantillons sur les lieux de la naissance et de la disparition.
— Ah oui ?
— Oui. Je ne sais pas très bien pourquoi. Je sais seulement que cette organisation s’intéresse de très près à l’histoire de la famille Mayfair. Ils m’ont appelé nuit et jour depuis que j’ai pris contact avec la famille. Je dois d’ailleurs rencontrer un de leurs membres, un certain Aaron Lightner, demain matin à La Nouvelle-Orléans.
Lark ouvrit la porte et se dirigea vers l’ascenseur, Mitch sur ses talons. Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent.
— Je dois y aller, mon vieux. Vous voulez venir avec moi ?
— Jamais de la vie. Je retourne de ce pas au labo. Si vous ne m’appelez pas demain…
— Je vous appellerai. Au fait, tout ceci est…
— … totalement confidentiel, je sais. Comme toute chose ici. Ce sera un secret de plus dans une forêt de secrets. Ne vous inquiétez pas pour ça. Je suis le seul à avoir accès à l’ordinateur de mon bureau. Ne vous faites aucun souci, c’est chose courante ici. Un jour, je vous raconterai certaines choses… en changeant les dates et les noms, bien entendu.
— D’accord. Je vous téléphone demain.
Lark prit la main de Mitch.
— Ne me laissez pas sur ma faim, Lark. Cette créature peut se reproduire avec Rowan. Et si elle le fait…
— Je vous appelle.
Lark eut une dernière vision de Mitch, debout, le regard fixe, avant que les portes de l’ascenseur ne se referment. Il se rappela les paroles de Rowan au téléphone : « Il y a un type à qui vous pouvez confier tout ça, au Keplinger Institute. C’est Mitch Flanagan. Dites-lui de ma part qu’il ne perdra pas son temps. »
Rowan avait vu juste. Mitch était l’homme de la situation. Lark n’avait aucun souci à se faire de ce côté.
Tandis qu’il roulait vers l’aéroport, c’était pour Rowan qu’il s’inquiétait. Quand il avait entendu sa voix lointaine au téléphone et qu’elle l’avait prévenu qu’ils pouvaient être coupés, il avait cru qu’elle était devenue complètement dingue.
Cette histoire était passionnante. L’appel de Rowan, les échantillons, les découvertes successives, et même cette curieuse famille de La Nouvelle-Orléans. Lark avait un peu honte d’être plus exalté qu’inquiet, mais l’expérience était si extraordinaire. Il avait pris un congé à durée indéterminée pour se lancer dans cette grande aventure et était impatient de rencontrer ces gens de La Nouvelle-Orléans, de voir la maison dont Rowan avait hérité, l’homme qu’elle avait épousé. Bref, tout ce pour quoi elle avait renoncé à sa brillante carrière.
Il pleuvait très fort lorsqu’il atteignit l’aéroport. Il se présenta au comptoir des premières classes pour récupérer son billet et se rendit à la porte d’embarquement. Il était dans les temps.
Évidemment, il y avait le problème de la créature elle-même. C’était la première fois qu’il pensait à dissocier ce mystère de celui de Rowan et sa famille et il dut admettre qu’il n’était pas persuadé de son existence. Et puis, soudain, il prit conscience d’un élément déterminant : Mitch y croyait fermement, le Talamasca aussi, et même Rowan.
La créature existait donc bel et bien. Tout le prouvait.
Il arriva le dernier à la porte d’embarquement. Lorsqu’il tendit son billet à l’hôtesse, quelqu’un le prit par le bras.
— Docteur Larkin ?
C’était un homme grand et robuste, très jeune, blond et aux yeux délavés presque incolores.
— Oui, je suis le Dr Larkin, répondit-il.
— Erich Stolov. Je vous ai parlé au téléphone.
L’homme lui montra une petite carte blanche mais Lark avait les deux mains occupées. L’hôtesse prit son billet et il put attraper la carte.
— Le Talamasca ? dit-il.
— Où sont les échantillons ?
— Quels échantillons ?
— Ceux que Rowan vous a envoyés.
— Ecoutez, je ne peux pas…
— Dites-moi où ils sont, je vous prie. Tout de suite.
— Je suis désolé mais il n’en est pas question. Si vous voulez, appelez-moi à La Nouvelle-Orléans. Je dois y rencontrer votre ami Aaron Lightner demain après-midi.
— Où sont les échantillons ? répéta le jeune homme qui, soudain, se mit devant lui pour lui barrer l’accès à l’avion.
— Laissez-moi passer, dit Lark en baissant la voix.
Il était furieux. Il se retenait pour ne pas projeter l’homme contre le mur.
— S’il vous plaît, monsieur, dit calmement l’hôtesse à Stolov. Si vous n’avez pas de billet pour cet avion, vous ne pouvez pas rester ici.
— C’est ça, sortez d’ici ! dit Lark, de plus en plus furieux. Comment osez-vous m’aborder de cette façon ?
Il repoussa le jeune homme et se précipita vers la passerelle, le cœur battant la chamade, le corps couvert de transpiration.
Cinq minutes après le décollage, il était au téléphone. La liaison était épouvantable mais il réussit à joindre Mitch.
— N’en parlez à personne, à personne, ne cessa-t-il de lui répéter.
— Je vous ai dit de ne pas vous en faire, répondit Mitch. Personne ne sait rien, je vous le garantis. J’ai cinquante techniciens qui travaillent sur cinquante morceaux du puzzle. Je suis le seul à avoir une vision d’ensemble. Personne ne pénétrera dans ce bâtiment, dans ce bureau, dans ces fichiers.
— À demain, Mitch, je vous rappelle.
Lark raccrocha.
— Quel sale type, ce Stolov ! bougonna-t-il en remettant le téléphone portable à sa place. Quand je pense à Lightner ! Si gentil, si british, si Vieux Monde au téléphone. Mais qui sont ces gens du Talamasca ? Sont-ils vraiment des amis de Rowan, comme ils le prétendent ? On ne dirait pas.
Il retourna s’asseoir et essaya de se remémorer la longue conversation avec Mitch et celle avec Rowan.
Évolution moléculaire, ADN, membranes cellulaires. C’était à la fois terrifiant et excitant.
L’hôtesse lui apporta un rafraîchissement, un double Martini qu’il n’avait même pas eu besoin de demander. Il en but une longue gorgée qui lui fit du bien.
Tout à coup, il se rappela que Mitch lui avait parlé d’une projection en trois dimensions de l’aspect probable de la créature. Pourquoi ne pas avoir demandé à la voir ? Évidemment, ce ne pouvait qu’être une silhouette bizarre sur un écran mais que savait Mitch sur son aspect extérieur ? Était-il laid ou beau, par exemple ?
Il essaya de se représenter un être mince pourvu d’un gros cerveau et de mains incroyablement longues.